VERS 20 HEURES, les deux jeunes femmes atterrirent d’excellente humeur. Aliénor semblait particulièrement heureuse, qui m’embrassa avec effusion : je subis les baisers du bec-de-lièvre, espérant ceux d’Astrolabe pour m’en laver. Celle-ci se montra plus modérée.
— Tu as aimé ? lui demandai-je.
— Beaucoup. Même si tes intentions étaient discutables.
L’idiote ne savait pas que de tels propos affermissaient ma décision. J’aurais voulu lui dire que me plaire était une grâce, une rareté dont elle devait se montrer digne. Elle m’aurait ri au nez.
Au bistrot d’en face, un couscous tomba à point. Les filles découvrirent l’incroyable bonheur de manger en descente de trip. Enfin lavée des culpabilités et interdits qui la mutilent depuis des millénaires, la nourriture saute à la bouche, joyeuse comme une grenouille. Qu’on puisse sortir alourdi d’une telle pratique est impensable. Manger n’est qu’un jeu.
J’y participai avec moins d’entrain que mes amies. Difficile d’avaler quand on a un avion dans le ventre. Moi qui avais redouté de ne pas tenir ma résolution, je découvrais qu’elle prenait toute la place. Je ne serais pas libre aussi longtemps que je n’aurais pas accompli cet acte : je me sentais programmé comme une bombe à retardement.
Ce n’était pas le comportement d’Astrolabe qui m’en dissuaderait. Elle racontait son voyage avec un enthousiasme que je trouvai niais. J’avais beau savoir que tous les néophytes se conduisaient ainsi, cela ne m’inspirait ni empathie, ni indulgence.
On n’en veut jamais autant aux gens que quand ils n’y sont pour rien. Conscient de l’injustice de ma rancune, je décidai, non pas de rompre, ce qui eût rendu vigueur à ma passion, mais de m’éloigner d’elle. « Mille contre un qu’elle ne s’en apercevra pas », pensai-je.